L’orientation : processus structurant l’identité, la valeur perçue et le rapport au monde
Voici un nouvel extrait issu de la conclusion du premier chapitre de mon prochain ouvrage...
Après cet état des lieux, qui a exploré quatre dimensions majeures du processus décisionnel en orientation : la pluralité des styles décisionnels, le rôle structurant des émotions, l’impact des déterminismes sociaux, et les processus inconscients, il devient désormais impensable de continuer à considérer l’orientation comme un choix purement autonome et rationnel. Ce que nous appelons « décision » en orientation est un acte contextualisé, traversé par des rapports de force symboliques, des attentes intériorisées, et des contraintes réelles. C’est à partir de cette complexité que s’impose une réflexion plus large sur les dispositifs normés, les discours et les représentations qui encadrent ces choix et sur ce qu’ils disent de notre manière collective de concevoir l’humain, la réussite, et le devenir professionnel.
Est-il encore concevable de réduire l’orientation à l’acte d’être orienté, ou encore à un simple choix technique de filière ou de métier, opéré par des instruments qui ne sont pas neutres ? Cette réduction, pourtant encore largement répandue, ne relève plus de la simplification mais d’un véritable déni de la complexité humaine et sociale. S’orienter ne consiste jamais à remplir un formulaire. C’est un acte profondément existentiel, qui engage au minimum trois dimensions fondamentales de notre être au monde : notre identité, notre valeur perçue (par soi et par autrui), et notre manière de contribuer à l’évolution de la société. Seul un volontarisme guidé par des enjeux macro-économiques, ou un obscurantisme mêlé de simplicisme crasse, permet encore de la penser ainsi. Nous pouvons nous étonner qu’un tel appariement entre compétences et débouchés soit encore présenté comme un acte bienveillant. Ce que l’on nomme orientation dans de nombreux dispositifs contemporains n’est souvent qu’une ingénierie d’ajustement, où l’humain devient capital à rentabiliser plutôt que sujet à accompagner. Une telle approche révèle un glissement insidieux vers une vision économico-instrumentale de l’humain, largement répandue au sein des structures de reconversion financées sur fonds publics.
Ceux qui célèbrent cette orientation rationalisée et scientifiquement appuyée et encadrée, comme l’aboutissement d’un projet individuel et sociétal devraient s’interroger : quelle conception de l’autre cette approche véhicule-t-elle ? Quelle idée du futur défendent-ils derrière cette ingénierie du devenir ? L’humanisme appauvri qu’elle incarne ne dit pas seulement quelque chose de l’orientation ; il en dit long sur notre société, et surtout de ses acrobates de la transition professionnelle qui prétendent la transformer tout en l’enfermant dans les mêmes cadres.
L’orientation façonne l’identité en ce qu’elle participe activement à la construction de ce que nous sommes et de ce que nous devenons. Comme nous l’avons vu à travers les mécanismes d’identifications précoces, de projections parentales ou de socialisation différenciée, les choix professionnels ne découlent pas simplement d’une identité préexistante et stable ; ils contribuent également à la constituer et à la transformer. S’orienter, c’est s’engager dans un processus continu de définition et de redéfinition de soi, où chaque décision, chaque bifurcation, chaque expérience nouvelle vient enrichir et reconfigurer notre compréhension de nous-mêmes. Cette dimension identitaire de l’orientation apparaît particulièrement saillante dans les moments de transition ou de rupture, où la question « que vais-je faire ? » se confond souvent avec l’interrogation plus profonde « qui vais-je devenir ? ».